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L’hébergement égalitaire à la barre des tribunaux

 

Le 30 mars 2006, l’article 374 du Code civil était modifié en ces termes : « Le tribunal examine prioritairement, à la demande d’un des parents au moins, la possibilité de fixer l’hébergement de l’enfant de manière égalitaire entre ses parents »

Cette phrase permet de constater que l’hébergement égalitaire n’est pas un droit comme de nombreuses personnes le pensent : il s’agit d’une priorité assignée au juge ;

La doctrine et la jurisprudence ajoutent que ce juge décide souverainement en fonction de « l’intérêt de l’enfant ».

Si personne ne peut nier que l’article 374 prône, par ses termes, l’hébergement égalitaire, il apparaît, près de vingt ans plus tard, que l’application concrète de ce principe devant les tribunaux de la famille reste complexe.

Elle laisse place à une grande incertitude qui fragilise les parents, bien souvent dans un schéma classique où la mère mêle arguments objectifs et subjectifs pour s’y opposer, où le père se rend bien souvent agressif puisqu’il est fragilisé dans sa demande et, à vrai dire, dans ses compétences : bref, de grands « déballages » se font devant le tribunal, qui exacerbent encore le conflit et finissent régulièrement par un rejet de la demande.

On peut donc se demander si la loi du 30 mars 2006 n’a pas raté son objectif.

Pour objectiver la situation, mais aussi pour objectiver mon point de vue qui est favorable à l’hébergement égalitaire, je me suis plongé dans la matière et plus exactement sur le web ;

J’y ai trouvé deux études plutôt sociologiques :

D’abord un numéro hors-série d’automne 2016 consultable sur le site filiatio.be.

Il s’intitule « hébergement égalitaire : 10 ans déjà » et rapporte différentes études internationales favorables à l’hébergement égalitaire. Ce site comporte aussi une interview plus récente de Kim Bastaits, chercheuse à Anvers en child well-being after divorce (j’ai trouvé ces termes sur son CV !) ;

 Ensuite une recherche en cours financée par l’Union Européenne et menée par la professeure Laura Merla à l’UCLouvain. Elle est consultable sur le site http://mobilekids.eu.

Cette recherche est particulièrement complète et rigoureuse – et donc très intéressante puisqu’elle met à contribution tant les enfants que les parents concernés par la garde égalitaire et surtout les juges de la famille, dont 8 d’entre eux se sont prêtés à des interviews en 2019.

Enfin, comme le web est étrangement vide de toute opinion de pédopsychiatres, j’ai interrogé Véronique Delvenne sur cette matière.

Elle est prof de pédopsychiatrie à l’ULB et directrice du service de pédopsychiatrie à l’Hôpital Universitaire des Enfants Reine Fabiola. Elle a donc une connaissance tant académique que thérapeutique de la santé mentale infanto-juvénile.

  1. Que dit la loi

Traditionnellement et en réalité sur base des travaux préparatoires, la doctrine interprète la loi du 30 mars 2006 de la manière suivante : dorénavant, ce n’est plus le parent qui sollicite l’hébergement égalitaire qui devra démontrer la pertinence de celui-ci, mais au parent qui s’y  oppose de démontrer qu’il existe une contre-indication.

Franchement, si c’est là le seul progrès apporté par la loi, il me semble très léger, voire cosmétique car, par hypothèse, un débat nécessite des arguments de part et d’autre : il est donc indifférent que ce soit le parent opposant qui doive argumenter en premier[1].

… Et par ailleurs, si les cas de contre-indication dépassent les cas de pertinence, alors ce n’est même pas un progrès !

Enfin, on verra aux points 3 et 5 ci-après que les juges de la famille continuent d’observer une certaine réserve à l’égard de la garde égalitaire ;

Or en fin de compte, ce sont eux qui décident dès qu’un parent s’oppose à l’hébergement égalitaire.

  1. Que pensent les spécialistes (et incidemment les parents)

Les enquêtes scientifiques mises en évidence par filiatio.be en 2016 démontrent les bénéfices d’un mode de vie où l’enfant passe de 35 à 50% du temps chez chaque parent.

On parle alors de garde partagée plutôt qu’égalitaire et, entre parenthèse, la loi du 30 mars 2006 aurait intérêt à adopter ce terme plutôt que de se focaliser sur une égalité parfaite.

Quoi qu’il en soit, la garde partagée est « la meilleure formule d’hébergement pour la toute grande majorité des parents et des enfants, et cela quel que soit l’âge de ces derniers » (Pour ne pas être taxé de subjectivité, je cite ici le site web d’un quotidien qui rend compte de cette étude).

Les bénéfices observés touchent à tous les aspects de la vie des uns et des autres : qualité des relations entre les différents membres de l’ex-famille ; résultats scolaires des enfants ; qualité de l’investissement parental…

L’étude mobilekids et plus précisément les interviews d’ados hébergés en garde alternée donnent les mêmes résultats explicites.

Enfin, le baromètre des parents publié régulièrement par la Ligue des familles conforte ces points de vue dans la mesure où il constate un fort développement de l’hébergement égalitaire chez les parents plus jeunes, ce néanmoins sans distinguer entre les hébergements volontaires et ceux fixés en justice[2] :

Si de plus en plus de parents se tournent volontairement vers ce mode d’hébergement, il est difficile de considérer que c’est un mode d’hébergement inopportun pour l’enfant.

Pour être complet – et cela a toute son importance pour comprendre l’opinion des juges de la famille que j’examinerai ensuite -, deux études plus anciennes existent, qui ne sont pas vraiment favorables à l’hébergement égalitaire et qui le conditionnent plus exactement à une série d’éléments :

Il s’agit d’un article de Ph. Kinoo et J.Y. Hayez publié dans la Revue Trimestrielle de Droit Familial en 2005 (et donc avant l’adoption de la loi) ;

Un autre article de Maurice Berger (psychiatre et psychanalyste français) toujours consultable sur internet évoque plus précisément le droit d’hébergement du père pour un bébé : je le cite car il évoque de manière prononcée la mère comme « figure d’attachement préférentielle ».

  1. Que pensent les juges

Voici ce que conclut la professeure Merla après avoir recueilli les témoignages de 8 juges de la famille en 2019. Il s’agit de juges wallons, bruxellois et flamands :

« On constate que le modèle de la famille nucléaire réunissant sous un même toit parents et enfants mineurs reste le modèle de référence pour les juges qui nous ont livré leur témoignage » (Quels critères sont mobilisés pour évaluer une demande d’hébergement alterné ? », Mobilekids.eu, 20 janvier 2020).

Dans le cas des séparations parentales, leur objectif est donc de trouver « la moins mauvaise solution » dans l’intérêt de l’enfant (rapport, p. 36).

Les juges interrogés pensent en d’autres termes que toute séparation est mauvaise pour l’enfant et que leur rôle tient donc à « préserver » l’enfant des effets nocifs de cette séparation.

De manière très intéressante, le rapport mobilekids publié en janvier 2020 se penche, en pp. 32 à 46, sur les motifs d’écartement de l’hébergement égalitaire avancés par les 8 juges interviewés :

Tout d’abord, tous s’accordent sur le fait que la mésentente entre les parents ne constitue pas en soi un motif de refus. J’en dirai un mot plus loin.

Trois critères en défaveur de l’hébergement égalitaire semblent faire l’unanimité : l’âge de l’enfant, l’éloignement géographique entre les parents et les conditions matérielles.

Concernant l’âge des enfants, les juges s’accordent sur le fait que ce type d’hébergement n’est pas approprié pour des enfants en bas-âge. L’âge-charnière varie d’un juge à l’autre : 6 ans pour la plupart, 3 ans pour d’autres.

« Ils disent se baser sur des études psychologiques au sujet de l’attachement et sur la jurisprudence passée. Ils et elles expliquent qu’un.e jeune enfant a besoin de stabilité et d’une personne de référence pour se développer sereinement. S’ils et elles disent se rendre compte de la diversité et de l’évolution des études à ce sujet, ils et elles préfèrent cependant ne pas prendre de risque et opter pour ce qui semble la moins mauvaise solution pour l’enfant, à leurs yeux » (rapport, p. 38)

« Pour la grande majorité des juges, si cela est possible pour les parents, l’idéal est que la personne de référence du jeune enfant, le parent qui a pris le plus soin de l’enfant depuis sa naissance, ait un hébergement principal : mais que l’enfant ait un contact très régulier avec l’autre parent, quelques heures plusieurs fois par semaine, et que ce temps augmente au fur et à mesure que l’enfant grandit. »

 Dans l’idéal des juges rencontré.es ressort la figure d’une « bonne » mère qui doit pouvoir lâcher prise et d’un « bon » père qui doit pouvoir patienter et ne pas brusquer son ex-conjointe dans l’intérêt de ses enfants (rapport mobilekids, p. 36).

Enfin, notons que « la grande majorité des juges rencontrés estime que l’hébergement égalitaire n’est également pas toujours propice pour des adolescent.e.s. »

En résumé, « en dessous de 6 ans, l’enfant aurait besoin d’un ancrage, au-dessus de 14 ans l’enfant aurait besoin d’une tanière. »

Je pense avoir ainsi relevé les principaux éléments recueillis par l’équipe de Madame Merla, mais je renvoie les personnes intéressées à la lecture intégrale du rapport encore une fois particulièrement intéressante.

Je donne un bref commentaire personnel de ces éléments :

– Tout d’abord, il doit être clair pour le lecteur que les critères et avis énoncés valent uniquement pour un hébergement égalitaire disputé. En cas d’accord des parents, ces motifs de refus n’ont (évidemment) pas lieu.

– Ensuite, je me focalise sur la conclusion de Madame Merla selon laquelle, pour ces juges, le modèle de la famille nucléaire reste le modèle de référence :

Cela donne le sentiment diffus que, la séparation étant la cause de souffrance pour l’enfant, il y a  lieu de l’aménager, pour cet enfant, de manière à ce qu’elle produise le moins de bouleversements ;

Par conséquent, il est mieux de le maintenir dans un milieu principal, stable.

Cette opinion rencontre celle que me renvoient régulièrement des connaissances, du genre : « rends-toi compte de ces pauvres enfants ballotés entre deux maisons, qui se font en plus gronder lorsqu’ils oublient leur journal de classe ou un cahier chez l’autre parent ».

Ce faisant, j’estime qu’on s’éloigne de la loi (qui pour moi prône clairement l’hébergement égalitaire) et même de la réalité (si l’on considère que les enquêtes scientifiques désignent cet hébergement comme le meilleur à tous points de vue) pour tomber dans une forme de morale, voire de compassion malvenue.

Il serait heureux, me semble-t-il et ne fut-ce que pour une question statistique[3], que l’on pense enfin la famille désunie comme une entité « normale » et du moins de même rang que la famille unie.

  1. Que m’a dit Véronique Delvenne, ma pédopsychiatre de référence ?

Je cite tout d’abord sa réponse adressée à ma première sollicitation par email :

Il n’y a pas de sciences exactes en la matière (pour autant que cela existe dans d’autres domaines) !

Il est clair que quand l’enfant est jeune, il a besoin de repères spatio-temporel stables et de figures d’attachement présentes et qui les investissent, cela peut être un homme (père), une femme (mère) ou une autre figure d’attachement stable.

Malheureusement la situation des enfants de parents séparés n’est pas simple. As-tu déjà discuté avec des adultes qui devaient faire maison alternée ? très compliqué ! et pour les ados c’est insupportable. 

Donc tout cela est une question qui devrait être adressée au couple et donc aux parents. Malheureusement les enfants sont souvent les enjeux du conflit marital et ce sont les tribunaux qui doivent statuer ! 

Lors de notre entretien, elle a confirmé très clairement l’absence de genre dans la figure d’attachement :

Elle a renvoyé au terme anglo-saxon de « caregiver » qui dépasse cette question et a contredit les études malheureuses et à tout le moins dépassées, sur le plan scientifique, citées sub 2 in fine.

Elle a ajouté que les caregivers pouvaient être multiples, mettant à nouveau à mal le concept de figure d’attachement maternel ou préférentiel : l’important pour elle est l’investissement et la capacité à élever l’enfant.

Elle m’a néanmoins cité une théorie récurrente dite des « 1000 premiers jours » qui indiquerait que la formation des différents cerveaux de l’enfant prendrait cette durée, en ce compris les 270 jours de grossesse.

Je lirai quelques jours plus tard que « Cette période conditionne la santé et le bien-être de chacun tout au long de sa vie » (Commission des 1000 premiers jours instituée en France en 2019 et présidée par Boris Cyrulnik)

Après une discussion à bâtons rompus, voici ce sur quoi nous sommes convenus :

– jusqu’à 3 ans et au minimum deux ans, l’enfant a en effet une perception immature du temps et de l’espace ; pour cette raison, un repère unique est préférable, si possible en la personne de la mère qui a déjà influé sur son système nerveux durant la grossesse.

– une fois l’enfant socialisé, soit à l’entrée en maternelle, la nécessité du repère principal perd son importance ; les figures d’attachement priment ; l’enfant peut en principe gérer son émotionalité et faire preuve de résilience. La garde égalitaire et à tout le moins partagée ne pose plus difficulté selon elle.

– il faut bien distinguer le caractère toxique du couple, qui entraîne des conflits et des mises au point par ailleurs salutaires[4] lors de la séparation, de l’adéquation en tant que parent : idéalement, me dit cette psychiatre, les parents devraient avoir réglé leur séparation avant de régler le sort de leurs enfants.

– je lui rétorque que, malheureusement, les deux sont concomitants et nous convenons, au bout de notre discussion, de ceci : tout parent est présumé adéquat vis-à-vis de son enfant sauf s’il instille dans le temps le conflit auprès de cet enfant ; ainsi, idéalement, les tribunaux devraient – et à tout le moins pourrait décréter un hébergement égalitaire sous réserve d’un réexamen de la persistance du conflit dans les 6 à 12 mois qui suivent.

– nous constatons que nos expériences respectives et nos valeurs morales influent énormément sur notre point de vue vis-à-vis de l’intérêt de l’enfant ; il nous semble donc que le critère de l’adéquation (présumée) des parents reste le seul objectif ;

– Ce d’autant que nous multiplions encore une fois nos projections et que nous n’avons aucune idée du vécu personnel des enfants. Le Dr Delvenne pensait que les expertises et enquêtes sociales étaient légions, elle s’est déclarée horrifiée par le fait qu’un juge devait décider du sort d’un enfant sans même l’avoir vu ou interrogé !

– Dans cet ordre d’idées, nous nous sommes dit que les juges devraient idéalement recueillir l’avis – et plus exactement le vécu des enfants bien avant les 12 ans légaux…

  1. Y a-t-il des statistiques applicables dans cette matière ?

L’étude mobilekids précitée s’est appuyée sur des interviews d’enfants, ainsi que sur l’étude de 57 dossiers fournis par des avocats sous forme de métadonnées.

Elle conclut ainsi, sans grande surprise, que 85% des demandes d’hébergement égalitaire émanent du père.

Sur ces demandes, seules 40% ont abouti à une formule égalitaire ou quasi-égalitaire acceptée par le tribunal.

Il n’est pas dit si notre fameux « 5-9 » fait partie des formules quasi-égalitaires, mais je peux conclure de ces chiffres qu’une demande d’hébergement égalitaire strict a environ 2 chances sur trois d’être rejetée en justice.

C’est certes très partiel au niveau statistique, mais est-ce conforme à la loi de 2006, qui parle tout de même de priorité donnée à l’hébergement égalitaire ? Et ce par hypothèse dans le cas d’une garde disputée.

  1. La question de la mésentente entre les parents

J’ai noté au point 3 que les juges de la famille ne considéraient pas cet élément dirimant pour l’octroi d’un hébergement égalitaire.

Je trouve que ce n’est pas tout à fait exact dans ma pratique d’avocat. Souvent, pour refuser l’hébergement égalitaire, ils ne parlent certes pas de la mésentente entre les parents (elle est inhérente à toute demande en justice), mais mettent en évidence d’autres aspects de cette mésentente, comme le manque de respect de l’autre parent, le risque de pressions, le caractère toxique de la mésentente, etc.

En d’autres termes et pour simplifier, ils instituent à mon sens une distinction entre les « mauvaises » mésententes et les mésententes « normales » ;

Or comme je l’ai évoqué au début de cet article, de facto la dramatisation émane des mères réticentes à un hébergement égalitaire (pour de bonnes et/ou de mauvaises raisons par ailleurs) et cette dramatisation peut par ailleurs être encouragée, voire mise en évidence par leurs conseils :

On assiste alors à un « mauvais jeu », au sens littéral du terme, où le sang-froid du père est central dans un contexte de déchaînement réciproque des passions et à tout le moins de fragilités psychologiques partagées par deux parents, par hypothèse en souffrance l’un et l’autre.

En conclusion, je prône d’être attentif à la difficulté à qualifier des disputes dans le chef de personnes extrêmement touchées par une séparation ;

Incidemment, l’étude mobilekids a mis en évidence le fait que le « score de dispute » était identique pour des parents séparés et non séparés :

Une dispute ne semble donc pas qualifiable dès lors qu’elle intervient de la même manière dans les couples où la séparation ne suit pas ces disputes.

  1. Quid des jeunes enfants ?

Au moment de l’adoption de la loi, le sort des enfants en bas âge a fait l’objet de débats intenses dans le milieu des pédopsychiatres.

Comme je l’ai relevé au point 2, les pédopsys « attitrés » se sont montrés globalement défavorables à l’hébergement égalitaire, en mettant notamment en avant les difficultés d’appropriation de l’espace et du temps, ainsi que l’angoisse de séparation…

Mais plus récemment, des travaux scientifiques ont démontré qu’il est dans l’intérêt des enfants de pouvoir établir le plus tôt possible des relations d’attachement avec leurs deux parents : « les bénéfices d’une alternance bien pensée compensent largement les petits désagréments d’une vie dédoublée ».

L’angoisse de séparation, notamment, était mise en avant pour des couples extrêmement genrés dans les tâches d’éducation ; or la question du genre a fait un bond énorme à tous points de vue, particulièrement ces dernières années.

C’est ainsi qu’à ma grande surprise, une représentante du ministère public de Namur a pu dire récemment, en son avis oral, qu’une garde égalitaire n’était plus du tout inappropriée           pour un enfant de 2 ans « vu l’évolution des mœurs ».

  1. L’intérêt de l’enfant

Cette notion centrale en droit judiciaire familial vise à considérer que le juge doit se placer du point de vue de l’enfant et non de celui des parents, par hypothèse opposés.

Sans critiquer aucunement les juges de la famille qui sont légalement tenus par ce critère, je trouve néanmoins cela très délicat et très subjectif ;

Dans son interview réalisé par filiatio en 2021, Madame Bastaits dit un peu la même chose : « Je ne pense pas que la loi doive dire aux parents comment éduquer pratiquement leurs enfants ou ce qui, dans la pratique, constitue son intérêt supérieur …Comment la loi peut-elle savoir ce qui est dans l’intérêt supérieur de cet enfant en particulier, et de cet autre, et du troisième, etc ? »

Certes, elle parle de la loi et non des juges, qui ont un pouvoir d’appréciation au cas par cas… et qui sont par ailleurs tenus de cette appréciation ;

Mais après avoir entendu deux parents se déchirer et s’expliquer par le biais de leurs avocats souvent en moins d’une heure, les tribunaux de la famille ne sont-ils pas contraints, en fin de compte, à se cantonner essentiellement à leur seul for intérieur pour prendre leur décision ?

Celui-ci n’est-il pas affecté par ce que relève le professeur Merla après l’interview des 8 juges de la famille, à savoir le « paradis perdu » de la famille nucléaire ?

Et par ailleurs par la terrible dépendance à nos propres expériences comme l’a mis en évidence ma discussion avec Véronique Delvenne ?

  1. Le poids porté par les tribunaux de la famille

Puisque mon enquête porte essentiellement sur les gardes égalitaires disputées, je souhaite en revenir au travail des juges de la famille qui n’est vraiment pas simple :

Ils doivent objectiver les motifs d’opposition, provenant généralement de la mère, qui mêlent comme je l’ai déjà relevé une multitude de couches et d’éléments, dans un  « narratif » qui vise encore une fois biens souvent à déconstruire un passé ainsi qu’indiqué en note 4, ou à (ré)entamer un jeu de pouvoir souvent ritualisé avec leur ex-partenaire.

Ils doivent incidemment avaliser un canevas d’hébergement – les modalités pratiques de l’hébergement dans le temps – parmi une multitude d’éléments (disponibilité du parent, activités extra-scolaires, vacances, etc.).

Enfin, ils doivent tout simplement porter le poids de la responsabilité de l’enfant, ce qui en effraye plus d’un :

Comme l’a dit Véronique Delvenne, « la question est adressée au couple mais ce sont les tribunaux qui doivent trancher ! » ;

Il n’est donc pas étonnant que beaucoup de ces tribunaux (notamment celui de Dinant, dans une expérience inédite de « consensus parental ») cherchent à renvoyer cette responsabilité aux parents et plus exactement à leur restituer celle-ci.

  1. En conclusion

Le travail d’objectivation effectué par les tribunaux de la famille à l’occasion d’une demande d’hébergement  égalitaire nécessite de la compassion, mais, surtout, de la perspicacité.

Vraiment, il n’est pas simple, dans cette avalanche d’affects et de détails surnuméraires qui leur est présenté.

Je pense néanmoins qu’une relecture de l’article 374 du Code civil est nécessaire, pour la recentrer avec ce que la loi dit, à savoir que l’hébergement égalitaire est la meilleure solution pour les enfants de couples séparés.

Et ce précisément dans le cas où cet hébergement est contesté, puisque cette disposition vise par hypothèse les hébergements soumis à la décision des tribunaux -et donc conflictuels.

Cette solution peut à mon sens être décidée à titre provisoire à condition que le tribunal puisse contrôler, dans les 6 à 12 mois, l’adéquation de cet hébergement qui passe par la fin et à tout le moins l’apaisement du conflit conjugal.

Par ailleurs, une « normalisation » des familles séparées dans le regard des magistrats me semble indispensable :

La séparation provoque certes des souffrances et des outrances, mais au-delà elle constitue aussi un exercice de normalité ; mieux encore, elle est souvent thérapeutique – pour les parents comme pour les enfants – lorsqu’elle permet de dépasser des situations toxiques récurrentes.

Rappelons qu’elle vise près d’un couple sur deux. Tous les enfants de parents séparés le savent, eux qui peuvent partager cette expérience avec la moitié – théorique – de leurs copain.ine.s de classe.

Avec le professeur Merla, je regrette donc la référence faite au « modèle » de la famille nucléaire à résidence unique :

La famille désunie reste une famille pour les enfants qui la composent. Ceux-ci sont doués de résilience et peuvent parfaitement supporter deux résidences au lieu d’une. Souvent même, ces deux résidences deviennent une chance et à tout le moins un plus dans leur vie.

Tant scientifiquement que concrètement, l’hébergement égalitaire sert donc l’intérêt des enfants à tous points de vue, et il est à tout le moins « la moins mauvaise solution » pour paraphraser l’alinéa 3 du point 3 ci-dessus.

Il reste à s’en convaincre encore et encore.

François-Xavier Delogne

09.11.2022

 

 

[1] Le hors-série de filiatio mentionné précédemment rapporte une proposition de modification de la loi à ce sujet, émanant de Didier Pire

[2] Le baromètre 2020 note néanmoins une diminution de l’hébergement égalitaire chez les jeunes parents par rapport au baromètre 2018, expliquant cela par la dégradation des situations économiques de ces parents

[3] Le taux de divorcialité est de 40%. Il est constant (Statbel 18.10.2022). Les séparations de personnes non mariées seraient plus importantes (Statbel 03.07.2020), mais échappent néanmoins aux statistiques. On peut donc dire qu’environ une moitié des familles restent unies, l’autre moitié se désunit

[4] La pratique narrative, que les avocats connaissent bien puisqu’ils entendent et reproduisent, à la demande de leurs clients, les discours de réappropriation du passé qui ne présentent pas d’intérêt pour la solution du litige relatif à l’hébergement, mais ont vocation essentielle de soigner les blessures narcissiques